- NATSUME SOSEKI
- NATSUME SOSEKIPar sa culture, par la pénétration de son jugement, Natsume S 拏seki est l’un des meilleurs représentants de ce Japon de Meiji qui était allé à la rencontre de l’Occident et jetait les bases d’une civilisation nouvelle.Il eût pu en être un porte-parole officiel. Mais il abandonne sa chaire à l’Université impériale de T 拏ky 拏 pour se consacrer tout entier à son métier de romancier. Il trouve d’innombrables lecteurs, dans toutes les couches de la société. Il est malade, on le dit «fou». Son œuvre est parfois difficile, toujours exigeante. Pourtant, il semble être encore aujourd’hui l’auteur le plus lu, si l’on en croit les libraires. Ces signes témoignent à leur manière de la fascination que continue à exercer cet homme qui refusa les honneurs et se tint à l’écart de tout mouvement littéraire.«Moi, un chat»«Je suis un chat », proclamait le titre de son premier livre. Roman? divertissement? essai? satire? Il ne se range dans aucune des catégories familières à l’histoire littéraire. Un chat prend la parole. À l’instar du Kater Murr qu’Hoffmann faisait rôder dans le cabinet de travail de Maître Abraham, il est fort savant, observe le cours du monde et ne dédaigne pas le langage des philosophes. Mais, d’emblée, le ton diffère. Il est plus gouailleur, plus désinvolte. À peine s’est-il livré à d’amères réflexions sur le contrat social qu’il se dispute avec un matou du voisinage dans le plus pur argot d’Edo. Il surprend un entretien entre le professeur d’esthétique et son maître, jette un regard dans son journal, se glisse à la cuisine. Le récit s’interrompt à tout instant et semble une mosaïque hétéroclite: des lettres, des bribes de conversation, des instantanés de la vie quotidienne, des histoires dramatiques qui tournent court... Mais ces épisodes se succèdent en un rythme si alerte que le lecteur se laisse prendre au jeu. Il ne s’irrite pas des digressions. Une maxime le frappe par sa justesse, une description par la beauté frémissante du trait. À mesure qu’il s’engage dans le livre, il voit s’établir entre des fragments si divers un étrange réseau d’associations que suggère un mot ou une image et qui donne à chaque chapitre une unité profonde. Et, de nouveau, il se laisse surprendre par une scène si comique, si inattendue qu’il ne peut résister au fou rire.Ce récit avait été présenté à partir de janvier 1905 dans la revue Hototogisu (Le Coucou ) où se réunirent, autour du grand poète Masaoka Shiki, ceux qui entendaient rénover la tradition du haiku . Un premier volume parut en octobre: il fut épuisé en moins de vingt jours. L’auteur, Natsume Kinnosuke, alors âgé de trente-huit ans, était un inconnu. Selon l’usage, il avait choisi un nom d’artiste, S 拏seki, qu’il emprunta à une maxime chinoise: «Il se gargarise sur la pierre et dort sur l’eau», frappée en mémoire d’un homme célèbre pour son entêtement. Le monde n’est pas aussi ordonné qu’il pourrait sembler. Un écrivain n’aurait-il pas le droit de le regarder à l’envers ?Sa vie suivit un cours singulier. Né à Edo dans une famille de notables, il en vit séparé durant sa première jeunesse. Il s’initie à la tradition des classiques chinois, puis aborde l’étude de l’anglais, la discipline maîtresse qui donnait accès à la connaissance de l’Occident, entre à l’Université impériale de T 拏ky 拏, avec des résultats toujours exceptionnels. Il participe à la rédaction de Tetsugakuzasshi (La Revue philosophique ), où se retrouvent philosophes, mathématiciens et hommes de science. Au sortir de l’Université, il connaît des mois de maladie et de dépression, s’exile à Matsuyama, ville de Shikoku, où il enseigne l’anglais, puis il est muté au lycée de Kumamoto, dans l’île de Ky sh . Alors qu’il songeait à embrasser la profession d’architecte, il avait décidé, à l’âge de dix-huit ans, de s’engager dans la voie littéraire. Il ne produit presque rien: un essai fulgurant sur Tristram Shandy , des suites de haiku , quelques rares textes dispersés dans des revues et des journaux.En 1900, envoyé à Londres par le ministère de l’Éducation nationale, il se consacre à l’étude avec obstination. Le catalogue de sa bibliothèque permet de mesurer l’étendue de ses lectures. Il lui importe de connaître non seulement la littérature anglaise à travers les âges, mais aussi celles du continent, les classiques de l’Antiquité. À dessein, il ne s’arrête pas là: à côté de Francis Bacon, de Hegel, de Marx, de Darwin figurent certains ouvrages, parmi les plus récents et les plus représentatifs, de la sociologie, de la psychologie, de l’histoire de l’art. Il rentre en son pays en 1903 et assume un enseignement à l’Université de T 拏ky 拏.En janvier 1905, il avait commencé la publication de Wagahai wa neko de aru (Je suis un chat ). Les mots et les idées se pressaient en un déferlement trop brusque pour suivre un rythme uniforme. Il jouait de tous les styles et les parodiait. Comme si un flot trop longtemps contenu se frayait soudain passage. Tandis qu’il poursuit la rédaction de Je suis un chat , il fait paraître dans diverses revues en cette même année: La Tour de Londres , Le Musée Carlyle (janv.), Le Bouclier de l’illusion (avr.), Étrange Musique de koto (mai), Une nuit (sept.), Marche funèbre (nov.). Chacun de ces textes révélait l’impatience de l’écrivain qui se retrouve enfin lui-même.Un nouvel art du romanCette force en lui éclatée lui permet de mener pendant quelques années une activité qui étonne. En 1906, il entreprend le second volume de Je suis un chat , tout en composant deux romans, Botchan (Le Jeune Homme ) et Kusamakura (La Tête dans l’herbe ). Dans ses cours, il organise en un ensemble systématique les résultats de ses recherches et tente de définir, face à la connaissance scientifique, la spécificité de la création littéraire, mais aussi ses lois et modes fondamentaux. C’est dans cette perspective qu’il envisagera une histoire de la littérature britannique au XVIIIe siècle et renouera, par-delà le réalisme de l’Angleterre victorienne, avec la grande tradition de L. Sterne, J. Swift et D. De Foe. Ces études, qui frappent par leur rigueur et leur originalité, furent reprises sous les titres: Bungaku-ron (1907, Théorie de la littérature ) et Bungaku-hy 拏ron (1909, Critique de la littérature ). Elles témoignent d’un effort de réflexion à la fois proche et différent de l’investigation philosophique. L’auteur s’interrogeait sans cesse sur sa propre activité.En 1907, il accepte d’entrer au journal T 拏ky 拏 Asahi-shimbun , où toutes ses œuvres paraîtront désormais en feuilleton. Il démissionne de son poste à l’Université. Il entend maintenant ne plus vivre que pour écrire, quels qu’en soient les risques. Sa création sera destinée aux centaines de milliers de lecteurs anonymes du quotidien. Une telle décision est unique dans les annales de la littérature japonaise.Entré au journal en avril, il y donnait en juin un premier roman, Gubijins 拏 (Le Pavot ). En dépit de sa virtuosité s’y trahissait encore quelque incertitude. K 拏fu (1908, Le Mineur ) marque une rupture. S 拏seki cherche une forme plus dépouillée, choisit un ton monocorde: le récit sera le monologue d’un homme en fuite qui s’éloigne de la capitale, dans une sorte de nuit intérieure. Dès lors vont se succéder, en un rythme qui s’apaise, quelques-unes de ses œuvres les plus accomplies: Sanshir 拏 (1908), Sorekara (1909, Ensuite ), Mon (1910, Le Portail ). Bien qu’indépendantes les unes des autres, elles apparaissent comme les volets d’une trilogie.Un adolescent pénètre dans l’univers étourdissant de la capitale. Un fils de famille prend peu à peu conscience d’un amour oublié et sera amené à rompre avec tout ce qui faisait son existence. Un couple entre dans les années de l’aridité: la retraite dans un monastère zen ne sera pour l’homme qu’un semblant de solution. Ces personnages sont proches de l’auteur (quoique aucun des récits ne soit autobiographique). Ils sont proches de nous. Tous habitent au cœur de la grande ville, pris dans ce labyrinthe qu’est la «civilisation moderne». Le narrateur ne propose nulle idéologie. Il épouse le rythme du corps et du cœur. Avec un art inégalé depuis, il capte l’inflexion d’une voix, les détours d’une conversation. Il ne veut pas peindre des «caractères», mais plutôt montrer comment s’enchaînent des réactions en apparence contradictoires. Il n’ambitionne point de donner un «tableau de la société», mais veut faire sentir comment un individu entre en relation avec les autres, en contact (tantôt en conflit, tantôt en accord) avec la réalité extérieure. La composition de ces récits est d’une telle diversité, d’une telle délicatesse qu’ils semblent d’une richesse presque inépuisable (et les carnets de S 拏seki témoignent de cette faculté d’invention toujours en éveil). Aucun romancier de Meiji ne s’était attaché à une matière aussi quelconque. Nul n’a tenté, dans cet art, tant d’innovations, tant d’expériences.Le seuil du bonheurUn ulcère à l’estomac le contraint à entrer en clinique en juin 1910. Parti se reposer en montagne, il est surpris par une crise si grave qu’il paraît condamné. La convalescence dure jusqu’au printemps suivant. Elle n’était pas terminée lorsqu’il relata les semaines de l’épreuve dans Omohidasu kotonado (Réminiscences ). Ces souvenirs s’inscrivent dans le genre, fort ancien, de zuihitsu , «l’essai composé au fil du pinceau». S 拏seki y introduisit de nombreux haiku et poèmes chinois, formes qu’il avaient aimées dans son adolescence, puis oubliées et dont le goût lui revint alors. Non point, comme on l’a répété, qu’il eût opéré une conversion totale, rejetant l’Occident pour la tradition ancienne. Sa première lecture sera un ouvrage de William James dont il apprend la mort et qui lui révèle les travaux de Bergson. Mais dans ces lignes bat une cadence régulière comme le mouvement de l’eau, le sentiment inexplicable de la paix retrouvée. Il donne son prix à ce texte où s’entremêlent la prose et la poésie.Plus tard, l’écrivain fut en butte à de nombreuses difficultés de santé. Il fut menacé par un état de dépression qu’il avait déjà connu. Plusieurs de ses romans semblèrent désespérés: K 拏jin (1912-1913, L’Homme qui va ), Kokoro (1914, Le Cœur ), Michikusa (1915, Détours ).Sa description se faisait impitoyable. Sous des apparences anodines, il découvrait l’enfer dans lequel peuvent s’engager les humains. Pourtant, il garde toujours une sorte de distance. La fonction du roman, de l’ouvrage de fiction, serait de révéler au lecteur la réalité, d’éclairer, de guérir. Cette lumière se perçoit dans Michikusa , qui est par moments d’une dureté insoutenable. Elle baignait déjà Higansugi-made (1912, Après les trépassés ) qui marqua le retour de l’auteur à la création romanesque au lendemain de la maladie de Shuzenji. Elle se retrouve dans Garasudo no naka (Derrière les baies de verre ), une suite d’essais dont le ton, grave et enjoué, rappelle celui de Omohidasu kotonado , et dans Mei an (Le Jour et l’Ombre ), un roman d’une ampleur inaccoutumée dont la publication avait débuté en mai 1916. S 拏seki mourut le 9 décembre. Le feuilleton parut jusqu’au 14 décembre. L’œuvre demeura inachevée.
Encyclopédie Universelle. 2012.